Le Magazine de l’Association des Alumni HEC Lausanne

01.12.2024
Dossier spécial

Des idées radicales : une vision de l’impôt par Proudhon

Pierre-Joseph Proudhon est un personnage central au XIXème siècle en matière fiscale et sociétale, préconisant une nouvelle façon d’organiser la société. Il est reconnu comme l’un des premiers théoriciens anarchistes.

Immersion dans l’univers du théoricien

Né le 15 janvier 1809 à Besançon, Pierre-Joseph Proudhon est issu d'une famille modeste. Son père était tonnelier et sa mère cuisinière, marquant profondément la vision du monde de l’enfant, ancrée dans la réalité des classes populaires. Après des études élémentaires, le jeune Proudhon obtient une bourse pour poursuivre ses études au Collège Royal de Besançon, où il se distingue par son intelligence et son intérêt marqué pour la littérature, mais où il connaît également des difficultés financières importantes. Il sera de ce fait contraint d’abandonner ses études à 19 ans pour travailler comme typographe, métier lui donnant accès à de nombreux ouvrages philosophiques et économiques. C’est dans ce contexte qu’il commence à former sa vision de la société, radicalement opposée à celles en place en Europe à l’ère de la Restauration. Ce nouveau courant politique auquel le jeune auteur commencera à s’identifier n’est autre que l’anarchisme.

 

Pierre-Joseph Proudhon

Les premières idées anarchistes de l’auteur se manifestent dans son ouvrage "Qu’est-ce que la propriété ?" (1840), où il développe sa célèbre formule « la propriété, c’est le vol ! » pouvant à elle seule résumer la pensée globale de Proudhon. Il y critique la propriété privée comme source d’injustice sociale, estimant qu’elle permet à une minorité de monopoliser les ressources au détriment de la majorité laborieuse. Ce livre fait parler de lui et permettra à l’intellectuel de devenir une figure controversée et influente sur la scène politique française. Dans ses réflexions, Proudhon propose des alternatives pour contrer cette « domination » avec l’instauration d’un système basé sur l’autogestion et la coopération entre travailleurs par exemple.

 

Couverture de l’œuvre « Qu’est-ce que la propriété » (1840) rédigé par Proudhon 

Durant la révolution de 1848 en France, Proudhon adhère aux idées républicaines et socialistes pour lesquelles il s’en fera le porte-parole assumé. Élu député à l’Assemblée constituante à la suite du renversement de la monarchie de Juillet, il critique l’Ancien Régime et plaide pour une refonte radicale de la société, à un moment donné de l’Histoire où l’instauration de la Seconde République encourage l’émergence de nouvelles idéologies et doctrines sociétales.

Notre philosophe du jour s’oppose ainsi à la monarchie et à ses institutions, représentés par l’Eglise entre autres et symbolisant un pouvoir spirituel sur les masses. Il est donc temps pour lui d’en finir avec elle, comme illustré dans ce passage : « Toute royauté qui se laisse circonscrire finira par la démagogie ; toute divinité qui se définit se résout en un pandemonium. La christolatrie est le dernier terme de cette longue évolution de la pensée humaine. Les anges, les saints, les vierges, règnent au ciel avec Dieu, dit le catéchisme ; les démons et les réprouvés vivent aux enfers d'un supplice éternel. La société ultramondaine a sa gauche et sa droite : il est temps que l'équation s'achève, que cette hiérarchique mystique descende sur la terre, et se montre dans sa réalité ».

Il est important de comprendre cet anticonformisme et ce besoin de nouveauté pour l’auteur afin de comprendre pleinement la vision économique et donc le rôle de l’impôt sur la société prônés par Proudhon.

La période charnière et mouvementée autour de 1848 voit naitre ainsi plusieurs œuvres abordant le rôle de l’impôt dans la société. Nous pouvons citer le "Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère" (1846) ainsi que la “Théorie de l’Impôt” (1861) que Proudhon sera amené à rédiger en même temps que Walras à l’occasion du congrès international sur l’impôt de 1861 à Lausanne, discuté dans le précédent article.

L'impôt comme instrument d’injustice

Proudhon considère que l’impôt, dans sa forme moderne, prétérit la société par la charge induite aux citoyens. Elle finance en effet des fonctionnaires n’apportant aucune plus-value à la société et n’améliorant pas le niveau de vie. Ceci est expliqué dans le texte de la manière suivante : « L'état, la police, ou leur moyen d'existence, l'impôt, c'est, je le répète, le nom officiel de la classe qu'on désigne en économie politique sous le nom d'improductifs, en un mot de la domesticité sociale ».

Selon l’auteur, « Tous les impôts se divisent en deux grandes catégories : 1º impôts de répartition, ou de privilège : ce sont les plus anciennement établis ». Ils comprennent l’impôt foncier par exemple. Le rôle de la deuxième catégorie, les « impôts de consommation […] est d'égaliser entre tous les charges publiques, en s’assimilant les premiers ». Ce type d’impôts correspond à l’ancêtre de la TVA et vise théoriquement à répartir plus équitablement les charges fiscales en taxant les biens de première nécessité nécessaires à toute la société.

 Cependant, à la suite de cette description, Proudhon constate qu’une taxation universelle et égale entre les citoyens telle que définie ci-dessus est profondément injuste car celle-ci pèse de manière disproportionnée sur les classes populaires : « L’impôt, tout en se voulant proportionnel, est en réalité régressif, frappant plus durement les petites fortunes que les grandes »​. Il constate que « l’impôt, loin d’être un mécanisme de redistribution, sert à perpétuer les inégalités sociales »​. Pour lui, cette situation résulte d’un dysfonctionnement du système, qui au lieu de corriger les inégalités sociales, les renforce en imposant les citoyens les plus vulnérables de la même manière que les riches (avec l’impôt sur le revenu par exemple), ce qui amènent les premiers à devoir supporter une charge plus lourde que les personnes plus aisées. Cet aspect du raisonnement de Proudhon est similaire à celui évoqué par Walras. Nous allons cependant remarquer que les écrivains divergent sur la manière de résoudre ce problème.

Propositions de réforme fiscale

Afin de palier à cette injustice, Proudhon propose dans sa « Théorie des Impôts » plusieurs mesures. Premièrement et comme déjà énoncé, l’égalité des contributions traduite par une répartition plus équitable des charges fiscales de l’Etat en prenant en considération la capacité contributive réelle de chaque citoyen, ce qui n’est pas le cas actuellement.

 Deuxièmement, une réforme du système fiscal doit avoir lieu afin le rendre moins opaque et plus transparent auprès de la population. Chaque personne assujettie devrait être en mesure de comprendre exactement ce qu’il paie et pourquoi. De plus, un contrôle accru du peuple sur l’utilisation effective de ces fonds doit être implémenté. L’idée d’une collecte décentralisée des redevances est également évoquée dans ce contexte.

Troisièmement, et bien que non explicitement demandé par Proudhon, un impôt progressif devrait être implémenté afin que les riches paient un plus grand pourcentage de leurs revenus que les pauvres. 

Finalement, l’Etat devrait veiller à réduire ses dépenses au strict essentiel afin que l’argent public soit utilisé de manière à bénéficier directement au peuple (et non à payer des fonctionnaires comme déjà vu plus haut).

 

Caricature sur un impôt français (1900)

 Comparaison avec la vision de Léon Walras

Léon Walras, bien que partageant certains points de convergence avec Proudhon sur la critique du système fiscal de son temps, adopte une approche très différente dans sa réflexion sur l’impôt. Dans sa "Théorie critique de l’impôt" (1861), Walras aborde la question sous un angle plus technique et économique, se concentrant sur l’efficience du marché et la rationalisation du système fiscal. Il rejette les propositions simplistes d’un impôt unique sur le capital ou le revenu, soutenues par des contemporains comme Joseph Garnier et Émile de Girardin. Pour Walras, l’impôt doit être conçu de manière à minimiser les distorsions économiques, tout en assurant une contribution équitable des citoyens. Il propose ainsi une combinaison d’un impôt sur la fortune et sur le revenu, afin de répartir plus justement la charge fiscale​, comme mentionné dans le précédent article sur la vision de Walras.

 Contrairement à Proudhon, dont la critique de l’impôt repose principalement sur des considérations de justice sociale, Walras s’intéresse davantage à l’impact économique des impôts sur la société. Pour lui, il s’agit avant tout d’un problème d’équilibre économique comme Walras le cite dans sa « Théorie critique de l’impôt » : « « L’impôt ne doit pas seulement servir à redistribuer les richesses, mais aussi à garantir la stabilité du marché »​. Ainsi, alors que Proudhon voit dans l’impôt un outil de redistribution qui doit corriger les inégalités inhérentes au capitalisme, Walras y voit un mécanisme pour améliorer l’efficience du système économique sans pour autant bouleverser les fondements de l’ordre social.

 L’approche mathématique est donc importante dans ce contexte. Proudhon l’inclut moins dans ses réflexions et ne propose que des idées théoriques sur la manière de réformer la fiscalité. Il est d’ailleurs totalement opposé à l’impôt sur le capital proposé par Walras car « l’idée d’imposer le capital est contraire au principe même de l’impôt. L’impôt est l’expression d’un échange entre le citoyen et l’État. C’est le prix payé par le premier au second, pour la quote-part de service qu’il en retire, service qui naturellement est proportionné au capital, mais dont le prix est acquitté par le produit ». De plus, « l’impôt sur le capital sera donc, ni plus ni moins qu’auparavant, un impôt sur la terre, impôt foncier ; un impôt sur les instruments de travail, actuellement impôt des patentes, contribution locative, taxe de consommation, etc. Toute la différence sera qu’au lieu de ces taxations diverses de nom, de détermination, d’assiette, de répartition, on ramènera toutes les variétés de capitaux à une expression commune, c’est-à-dire à une évaluation en numéraire, d’après laquelle sera imposée la contribution ».

Divergences philosophiques et économiques

Les différences entre Proudhon et Walras ne se limitent pas à leurs visions de l’impôt, elles s’enracinent dans leurs conceptions philosophiques opposées. Proudhon, en tant que penseur anarchiste, défend une vision radicalement anti-étatiste, dans laquelle le pouvoir central est perçu comme une force oppressive, responsable de la reproduction des inégalités. Il propose des mécanismes de gestion décentralisés et prône une société fondée sur l’autonomie des communautés locales et des individus. Cette perspective se reflète dans sa vision de l’impôt, qu’il souhaite transformer en un instrument de justice sociale, géré au niveau local plutôt qu’étatique.

En revanche, Walras, bien qu’il soit sensible aux questions d’équité, reste attaché à un modèle économique plus centralisé et libéral. Son objectif principal est de parvenir à un équilibre économique général, dans lequel l’impôt joue un rôle régulateur sans nécessairement remettre en question les fondements du capitalisme. En ce sens, Walras est davantage un réformiste, cherchant à améliorer le fonctionnement du marché plutôt qu’à transformer radicalement la société.

Conclusion

Pour conclure, nous pouvons constater qu’en comparant les visions de Proudhon et de Walras sur l’impôt, deux approches fondamentalement différentes, mais complémentaires s’imposent. Proudhon, avec sa critique radicale du capitalisme et de l’État, propose une réforme fiscale visant à corriger les inégalités sociales et à redistribuer la richesse de manière équitable. Il ne propose cependant pas de mesures tout à fait concrètes. Walras, de son côté et bien qu’également critique du système fiscal de son époque, adopte une approche plus modérée et réformiste, cherchant à optimiser l’efficience du marché tout en introduisant un nouvel impôt sur la fortune afin de rééquilibrer la situation. L’introduction de modèles économiques par Walras est révolutionnaire dans ce contexte et permet à l’époque de tenter de raisonner de manière novatrice face à cette problématique.

Bien que ces réflexions datent du XIXème siècle, la question de l’imposition des individus et des entreprises reste toujours d’actualité. Les différents courants politiques tentent toujours d’imposer leur vision de la fiscalité et au travers d’elle de la société plus généralement.

Le contraste entre les visions de Proudhon et de Walras nous rappelle que la question de l’impôt, loin d’être purement technique, est avant tout une question de valeurs et de choix de société.

  

Elias KERBAGE, HEConomist

  

 Sources :

Image Proudhon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Joseph_Proudhon

Image couverture « Qu’est-ce que la propriété » : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8626552d

Image caricature impôt : https://www.alamyimages.fr/photo-image-caricature-sur-un-impot-francais-france-1900-113151561.html

  

Bibliographie :

Jourdain, Edouard. Proudhon. Que sais-je, 2023

Proudhon, Pierre-Joseph. Théorie de l’impôt : question mise au concours par le Conseil d’Etat du Canton de Vaud en 1860. Office de publicité, 1861.

Proudhon, Pierre-Joseph. Qu’est-ce que la propriété ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement. Prévot, 1861

Walras, Léon. Théorie critique de l’impôt. Librairie de Guillaumin et Cie, 1861