Le Magazine de l’Association des Alumni HEC Lausanne

10.12.2022
Dossier spécial 95 > Futur du travail : les compétences de demain.

L’avenir du travail dans le monde du luxe - Interview de Bernard Piguet commissaire-priseur

Bernard Piguet est commissaire-priseur et directeur de l’Hôtel des Ventes de Genève depuis plus de 15 ans. A la suite d’études en économie effectuées à HEC Lausanne, puis d’un diplôme en histoire de l’art obtenu au Sotheby’s Institute de Londres, ce Lausannois d’origine passe 6 ans chez Sotheby’s à Genève en tant que responsable des ventes et administrateur du département haute joaillerie avant de reprendre l’Hôtel des Ventes, au bord de la faillite à cette époque. C’est avec plaisir que HEConomist a pu interviewer cet homme qui a transformé son entreprise en un acteur majeur de la vente aux enchères et qui bénéficie d’une expérience peu égalée dans le milieu de la vente aux enchères d’art et d’objets de luxe.

Interview de HEConomist

Comment voyez-vous l'industrie du luxe aujourd'hui, et plus particulièrement le secteur des ventes aux enchères ?

Je vois l’industrie du luxe comme une industrie florissante. Le luxe marche bien aujourd’hui et il y a toujours plus de gens qui ont un pouvoir d’achat élevé, je constate qu’il y a une sorte de transfert d’argent de l’épargne (capital) vers les biens que l’on utilise tout de suite, dont les biens du luxe. Et aujourd’hui on a envie de montrer un certain statut. Cela se constate aussi de la même manière dans le secteur des enchères. Les marques aussi sont toujours plus internationales, l’internet y joue un grand rôle, et nous permet un accès facile à un bien provenant d’un autre pays par exemple. Même si cela coûte cher on est prêt à payer. Ainsi, notre style de consommation est aussi devenu plus rationnel et je dirais même répétitif comparé au passé. Le luxe et l’art ont des processus d’achat similaires même si cela n’est pas complètement la même chose.

Dans quelques années, qu'aimeriez-vous voir changer dans ce secteur ? Et qu'est-ce que vous aimeriez voir inchangé ?

Pour moi le secteur du luxe a beaucoup évolué ces dernières années et je le prends comme tel. Comme entrepreneur et acteur dans le domaine des enchères, j’adapte mon business à la situation actuelle. Donc, pour moi c’est difficile de dire exactement ce que j’aimerais voir changer, car la situation actuelle est dans un bon état selon moi. 

Depuis que vous avez commencé dans ce secteur, quelles sont les principales différences et évolutions dont vous avez été témoin ?

Cela fait longtemps que je suis dans le secteur des enchères, 25 ans déjà. Je constate qu’il y a une disparition consécutive des collectionneurs. Aujourd’hui, on a un groupe plus jeune. Contrairement à avant, maintenant les jeunes voyagent beaucoup et s’installent à droite et à gauche. Du coup, on ne retrouve plus ce principe qui fait que le collectionneur veut absolument trouver une pièce unique qui manque à sa collection. Avant, on vendait une collection et on achetait ce qui pouvait compléter notre collection. Cela a disparu et même s'il y en a encore, ce n’est plus aussi fréquent qu’avant. 
Aujourd’hui on cherche des pièces qui ont un rapport avec notre mode de vie, et on a aussi ce côté show-off, c’est-à-dire qu'il y a un monde de la marque et le nom de la marque joue un rôle essentiel. Un grand nom est extrêmement important. Par marque je veux aussi dire certains artistes, comme Picasso ou Andy Warhol qui sont devenus des marques. Cela veut dire que l’histoire, la technique, tout cela joue un rôle dans la création de la marque.

Si l’on parle de marque et de show-off, nous avons affaire à des gens qui n’ont pas forcément envie de se prendre la tête, mais qui ont envie que cela se voie. Par exemple, si vous avez une lithographie d’Andy Warhol, comme l’œuvre est connue mondialement, elle devient un signe reconnaissable par tout un chacun, même pour les personnes possédant moins de connaissances artistiques. Cette marque de l’œuvre se reflète dans le prix, par exemple les fameuses boîtes Campbell Soup d’Andy Warhol qui sont des sérigraphies reproduites à de nombreux exemplaires se vendant des dizaines de milliers de francs, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. Donc on remarque que certains objets d’art sont aussi devenus des facteurs de reconnaissance sociale, des produits reconnaissables tout comme les objets de luxe bien représentés par Rolex, Audemars Piguet et Patek Philippe. Cette tendance est reconnaissable par le fait que des œuvres faites par des peintres célèbres tels que Picasso, mais qui n’ont pas les caractéristiques reconnaissables attendues d’une œuvre provenant de cet artiste, auront une cote beaucoup plus faible, même s’ils sont artistiquement plus intéressants. 

Que pensez-vous de la vente aux enchères à distance/en ligne ? A-t-elle le même effet que la forme traditionnelle ? Pensez-vous que nous verrons davantage la version à distance à l'avenir ?

Pour la deuxième partie de la question, l’avenir c’est maintenant. Donc la réponse est clairement oui. Pour nous, les chiffres sont assez parlants. Chez nous, nous faisons quatre sessions de vente par année, avec chacune trois mille lots en vente sur une semaine. Il y a quelques années, il existait une autre forme de vente qui s’appelait la vente silencieuse avec des objets de moindre qualité que l’on mettait de côté. Pour résumer, nous avions une semaine de vente en salle de vente traditionnelle, avec une partie des ventes sous cette autre forme de vente. On avait à peu près trois quarts des objets qui passaient en salle et un quart qui passaient sous une autre forme. En 2019, nous avons déjà remarqué une tendance de baisse de la fréquentation en salle parce qu’il existait déjà la possibilité de miser à distance et en direct par le biais de sites web de nos partenaires. Cette tendance se retrouve en particulier pour des sessions très spécifiques comme la vente de livres ou de l’art d’antiquité. On avait donc déjà préparé une manière de faire des ventes en ligne. Toutefois lorsqu’on a essayé en 2019 de pousser notre clientèle à miser à distance sur notre propre site, nous nous sommes confrontés à énormément de résistance. Mais selon mes plans, et en remarquant que nous avions une clientèle plus jeune ces deux dernières années, j’avais déjà prévu en 2019 qu’à partir de mars 2020, nous ne ferions plus qu’exclusivement des ventes online.

Nous avons donc fait l’exposition comme d’habitude puis nous avons obligé les clients à miser en ligne sur notre site. Et pour le coup, l’interdiction de rassemblement prononcée en mars 2020 est bien tombée, car elle est survenue juste après l’exposition. Au début de la pandémie tout le monde s’est mis à utiliser internet depuis la maison, c’est devenu une obligation même pour les personnes les plus âgées. Donc nous pouvons dire que la pandémie a profité à nos affaires. Nous avons été surpris par le succès des ventes à distance ainsi que par l’effet grandissant de cet engouement à chaque nouvelle session de ventes en ligne organisée par la suite. Ainsi, en 2021 nous avons réalisé notre année record en termes de chiffre d’affaires. Ce record provient d’une part du fait qu’on avait de beaux objets, et d’autre part nous avons remarqué que le prix des objets augmentait grandement. Cela vient aussi du fait que l’on a eu plus de 500 nouveaux clients par vente. A partir de 2021, le ratio s’est inversé, ce qui veut dire que l’on vend 90% des objets online et 10% passent à la criée en salle lors de ventes traditionnelles. Cela a complètement changé notre stratégie. Les ventes traditionnelles ne se font par exemple plus que le soir, comme si vous veniez pour faire une soirée, pour passer un moment sympa avec l’aspect de jeu et le stress des enchères. Un peu comme lorsque vous vous déplacez pour aller au théâtre. 

Le fait de mettre beaucoup plus d’objets en ligne nous permet d’acquérir une clientèle internationale tout en supprimant le handicap du décalage horaire puisque la vente online dure 10 jours. La vente traditionnelle a donc ce défaut qui est qu’elle est une vente ponctuelle, les clients doivent être présents durant la vente. Nous continuons toutefois ce type de ventes pour des objets de plus grande valeur et ceux qui sont un peu plus émotionnels. Cette vente traditionnelle marche tout de même car la relation humaine est importante pour ce type de biens.  On peut se poser la question si la vente traditionnelle va perdurer. On ne sait pas vraiment mais je l’espère en tout cas, je pense qu’elle a sa place mais plutôt de manière réduite comme c’est actuellement le cas. 

Pour quelqu'un qui veut travailler dans le secteur du luxe et de l'art, quelles sont les compétences essentielles qu'il doit avoir et qui seront encore nécessaires dans 10-20 ans ?

Pour moi il faut avant tout avoir une passion pour son travail, il faut pouvoir aimer ce que l’on fait, c’est comme ça que l’on devient meilleur. S’il s’agit d’un travail alimentaire, cela ne va pas aller très loin. Il faut de la passion, mais cela n’est pas suffisant, il est nécessaire d’avoir une connaissance approfondie du domaine dans lequel on se lance. Si par exemple vous êtes passionné de sac à main et que vous voulez être actif dans le secteur des sacs à main, il faut évidemment aimer ce que vous faites en premier lieu et par le fait que vous aimez votre activité, vous allez toujours devenir meilleur. Vous n’allez pas seulement connaître les marques, mais vous allez aussi apprendre à connaître la fabrication des produits et donc à élargir vos connaissances sur le produit. Un autre aspect important est aussi le professionnalisme, pour une vision plus sur le long terme, je pense qu’aujourd’hui, il faut vraiment s’adapter, il faut avoir cette capacité à s’adapter aux nouvelles tendances et aux nouveaux modes de vie. Donc pour être au top, il faut la passion, le professionnalisme et la capacité d’adaptation. De plus, lorsque vous êtes amené à traiter avec des clients, il faut avoir de l’empathie, pour pouvoir leur offrir le service qu’ils veulent. Il s’agit de compétences générales qui ne s’appliquent pas seulement au monde du luxe et de l'art.

Dans 10-20 ans, quelles différences pensez-vous que nous verrons dans le secteur du luxe et le secteur des ventes aux enchères ? (Positives ou négatives)

10-20 ans c'est difficile à prévoir pour moi, cela me parait énorme. Dans le contexte actuel il devient difficile de regarder aussi loin. Lorsque l’on voit la rapidité avec laquelle, même avant la pandémie, nos modes de vie ont changé, avec le téléphone portable par exemple, tout cela influe sur nos pensées, sur notre manière d’être, sur notre manière de vivre. Maintenant nous ne devrions plus penser en dizaines d’années, on devrait penser sur deux-trois ans. Pour moi l’avenir en ce qui concerne les années qui viennent, on peut l’imaginer soit avec une présence toujours plus grande de marques de luxe évoluant dans un univers épuré où leur nom est reconnu par tout le monde, soit que les contraintes externes nous forcent à avoir un retour vers une vie un peu plus simple. Il ne s’agit donc pas forcément d’une fuite en avant. Peut-être que d’ici quelques années tous ces signes de richesse n’auront plus la même importance, ce qui nous dirigera vers une vie un peu plus proche de la nature, d’être plus conscients des impacts climatiques, des problèmes dont on parle aujourd’hui. Peut-être que les circonstances vont faire que petit à petit nous allons nous détourner de ce luxe. Pour l’instant il y a toujours plus de marques, mais si l’on prend un objectif de 10 ans, cela va peut-être changer. Par rapport aux enchères, il s’agit d’un mode commercial qui est de plus en plus répandu. Qui fait moins peur qu’à l’époque. En 15 ans d’implication dans la maison de vente, j’ai toujours démocratisé les ventes aux enchères parce que je pense que cela concerne tout le monde. Donc l’évolution de l’avenir des ventes aux enchères selon moi se fait par le fait qu’il y aura toujours plus de place pour de nouvelles enchères, c’est un secteur qui ne va pas mourir, mais qui est plutôt en expansion. De plus, les enchères devront toujours plus être axées sur le service à la clientèle, c’est-à-dire qu’il y a l’objet que l’on achète, mais au préalable il faut savoir ce que l’on achète, et donc il faut un service de qualité. Service qui se retrouve aussi après la vente, car si on laisse tomber le client une fois qu’il a acheté et payé un objet, il ne sera pas content. Le modèle où le client achète quelque chose à l’étranger et dont le transport est à sa charge existe encore chez beaucoup de maisons, il s’agit là d’un point sur lequel il est nécessaire de progresser, car il ne s’inscrit plus dans le contexte du marché actuel où il est nécessaire d’avoir un service toujours plus complet. 

Afin de faciliter la lecture de cet article, le genre masculin a été utilisé. Il va de soi que le genre féminin s’applique partout et en tout temps.